Raconter des histoires
« 3 juillet [1984], Stockholm — Aujourd'hui, je vais raconter la première journée de mon journal intime. C'est madame ma très-chère mère qui écrit, corrige et note ce que je lui raconte. Je m'appelle Marianne Doris Astrid Linné, de la famille du botaniste Charles Linné. Notre famille est celle des ducs d'Abisko, mais je suis seulement comtesse Linné puisque mon père est le duc. Je suis de la branche aînée de la famille Linné, puisque mon père a un frère plus jeune, Nicolas.
Mon grand-père était Gabriel Linné, ma grand-mère Élisabeth-Doris Feulleberg, duchesse douairière d'Abisko. Ma tante s'appelle Astrid et je porte le prénom de la mère de ma mère, Marianne Carigno. J'ai plusieurs cousins et cousines, mais ils ne vivent pas au palais ou à Stockholm, contrairement à nous. Nous sommes au service de la famille royale depuis plusieurs générations : mon père est officier, mais ma modestie fait que je ne me vante pas de notre place, quoique j'en sois fière. Ma mère est attachée de presse auprès du roi de Suède, ce qui fait qu'elle écrit et parle bien.
Je passe mes journées à l'école maternelle, où j'apprends et joue avec mes amis. Ma mère et mon entourage dit que je suis une personne sage, douce, alors je m'efforce chaque jour d'être bien éduquée. J'aime beaucoup Madame de Réan, mère de Sophie dans livres de la comtesse de Ségur. Je trouve que c'est un modèle de mère pour l'éducation des enfants, bien que Madame de Fleurville soit aussi une très bonne personne. Celle-ci est plus douce et plus proche de ses enfants, mais ce que j'aime chez Madame de Réan, c'est qu'elle ne punit pas quand elle voit que la souffrance qu'on éprouve est assez grande pour nous faire regretter nos actions. Ce sont des dames justes et douce de nom, mais Madame de Réan se concentre trop sur les défauts des gens. J'espère que je ne serai pas comme elle… »
« 16 mars [2000], Stockholm — Cela fait dix ans que S.M. la reine est montée sur le trône, j'espère qu'elle le sera encore longtemps. Et je ne parle pas de S.A. le prince héritier, qui est un homme à la conduite des plus scandaleuses. Il me fait penser à l'actuel prince Henri de Galles, qui enchaîne les drogues, les beuveries et les scandales ! Il n'y a que la jeune princesse Astrid qui soit digne de régner, qui fasse honneur à sa famille. Mais elle ne semble rien vouloir d'autre que de vivre une vie de petite bourgeoise.
Je ne parle pas à grand monde de mes opinions, mais la reine semble avoir quelques craintes dans sa succession, et que ses efforts soient vains. J'apprécie la reine et c'est mutuel, et elle aimerait que je sois de ses dame de compagnie. Mes parents sont assez réticences, car ils apprécieraient que j'ai un métier autre que celui de simple courtisane — c'est bien tout ce que je suis actuellement. Nous sommes assez proches, S.M. et moi, malgré notre différence d'âge. On m'a plusieurs fois fait la réflexion que je faisais plus vieille que mon âge. Je m'attendais à tout avis, sauf à celui-ci ! J'ai demandé conseil à une de mes amies, qui concéda qu'on avait point tort : je suis une personne assez guindé, qui semble jouer le rôle de l'affreuse gouvernante, qui est presque l'archétype des membres de la (vieille) noblesse. Raide comme un piquet, aimait les plaisirs vieillots — si tant est que la lecture et la discussion sont des plaisirs vieillots ! — et la discipline, mon amie me dit encore que nonobstant cela, j'ai de grandes qualités morales. Elle m'en énuméra quelques-unes, ce qui me rendit le sourire : au final, je ne suis pas une aussi mauvaise personne. »
« 5 septembre [2019], Stockholm — Un barbecue, voilà la nouvelle imbécillité que le roi a autorisé ! L'an dernier, il nous empêchait de jouir de plusieurs de nos titres, ne reconnaissant que ceux des ducs et duchesses ! Karl a protesté mais il n'a plus les faveurs de notre souverain, hélas. Heureusement, si je puis dire, que mes parents et mon époux soient tombés de cette falaise pour ne plus voir cela, et moi d'être bien née. Un barbecue « à la bonne franquette », ce n'est pas une
jardivité digne d'un roi, selon moi. Et la ci-devant reine a eut quelques émotions en entendant ce que son fils faisait.
Je me fais tant de mauvais sang que je manque de m'évanouir à chaque bêtise. L'école hôtellière, ça vous change votre vision du monde : j'ai toujours l'impression que rien n'est correct. La dernière moquerie que l'on faite à mon égard, à l'égard de Madame l'Étiquette comme on me surnomme, fut de mettre des flacons de sels de pâmoison dans les pièces où j'étais habituée à aller. Et pour quelle raison ?! Pour me réveiller si je venais à apprendre les frasques de LL.AA. ou de S.M. le roi. Cela étant, je peux concéder à S.M. d'avoir quelque peu mûri et d'être bien entouré, mais pas de femmes et d'alcool.
Mais il vaut mieux que je me fasse à l'idée que je n'ai aucun réel pouvoir sur les événements, pas même sur notre bien-aimée dernière souveraine. Les aides de camp, les écuyers, les dames d’honneurs sont des porte-serviettes qui doivent faire écran entre le personnage important et le menu fretin. Et aussi donner de l’importance au personnage en question qui déchoirait s’il se déplaçait seul : ainsi, je garde mes meilleurs vêtements pour la vie de tout les jours. »